Où vous proposa-t-on de tourner Le Chevalier à la rose ?
A Vienne, la ville impériale où se consacrèrent pendant plus d'un siècle tous les génies de la musique, Vienne que j'avais longtemps entrevue comme un Paradis, dans le tourbillon de ses valses, la douceur de ses lieder ... J'acceptai avec enthousiasme. Et puis, je devais tourner avec Robert Wiene. Cela seul eût suffi, sans doute, à me tenter.
Que représentait-il pour vous ?
Je n'oublierai jamais l'impression que me fit son Cabinet du docteur Caligari, lorsque je le vis à Paris, peu après la guerre (1). Je venais de le comprendre, cette technique entièrement nouvelle, cette étonnante virtuosité dans le décor, cet éclairage enfin adapté à l'atmosphère, et, surtout, ce jeu purement cinématique des interprètes, de Werner Krauss et de Conrad Veidt qui se révélaient là d'admirables artistes, avaient tout d'un coup bouleversé le cinéma (2).
Le nom du metteur en scène avait cependant frappé peu de gens à l'époque. Pour ma part, et après un tel spectacle, je ne l'avais pas oublié. Puis on m'avait parlé de lui. Je savais qu'après sa dernière production, les Mains d'Orlac où se précisaient des qualités aussi éminemment visuelles (3), il préparait un grand film. Que pouvais-je souhaiter de mieux que d'y tourner sous sa direction ?
Quel homme était-il ?
L'homme de son oeuvre. Je ne l'aurais pas imaginé autrement. Petit, chauve, les yeux d'un bleu très doux derrière les lunettes, les traits modelés, le teint vif. Notre première rencontre fut charmante. Il me brossa, en quelques mots, le tableau d'ensemble qu'il comptait tirer du Chevalier à la Rose, Der Rosenkavalier.
Il me demanda si j'aimais la musique, me vanta la grâce de celle qu'avait inspirée le poème d'Hugo von Hoffmenstal à Richard Strauss.
Les prises de vues durèrent six semaines. C'est dire que nous n'eûmes guère le temps de rire ... Robert Wiene était d'ailleurs intransigeant sur les horaires. Sous son exquise politesse se cachait un très strict souci d'autorité. Qui eût pu lui en tenir rigueur ?
Vous aviez déjà tourné en pays germanique, pour Koenigsmark. Vous me disiez avoir des souvenirs là-bas ...
Un très grand nombre de figurants avaient été engagés par Léonce Perret (4). Ils étaient tous de choix. A cette époque régnait en Bavière une affreuse misère. Il fallait vivre. C'est alors que nous vîmes venir la plupart des figurants de l'Opéra de Munich. Ils cédaient à la nécessité, cela se voyait bien à leurs tristes visages. Nous comprenions bien que, pour eux, un film entier ne valait pas la plus petite note des Maîtres Chanteurs ou de Tristan.
Nous y gagnâmes cependant d'inoubliables heures d'art. Je me souviens que, les jours de pluie, quand notre metteur en scène, la rage au coeur, nous accordait un congé forcé, ils se réunissaient dans l'immense hall de notre hôtel et qu'ils nous chantaient, intarissablement, du Wagner, leur maître, leur dieu ... Je dirai même que c'est grâce à eux que je connais parfaitement aujourd'hui l'admirable Tétralogie. Comment ne pas évoquer sans émotion ces choeurs, de deux ou trois cents exécutants, où s'élevaient, au gré de la partition, des voix d'une rare pureté, surtout le soir, quand l'ombre commençait de se répandre et que, par crainte de troubler une pareille harmonie, on évitait d'allumer les lampes ? Je leur dois, pour ma part, d'incomparables sensations esthétiques. C'était bien l'Allemagne que j'avais tant voulu connaître, où subsiste toujours une part de moyen-âge, de légende dorée ...
Je crois que vous avez vécu un moment rare à Munich ...
C'est à Munich que j'ai vu - je devrais dire, plutôt, entendu - Bruno Walter conduire la neuvième symphonie de Beethoven (5). Quand ce fut fini, que les dernières notes se furent envolées des instruments et des poitrines, je sentis soudain comme un grand vide devant moi. Mes yeux étaient pleins de larmes. C'était un monde nouveau qui venait de m'être révélé. Je crois que je n'avais jamais ressenti une émotion pareille. Je n'étais d'ailleurs pas la seule. Autour de moi, des gens ne cachaient pas qu'ils avaient pleuré ...
Selon vous, quels sont les rapports entre musique et cinéma ?
Je vais quelquefois au cinéma. Je veux parler de mes incursions officieuses dans les salles du boulevard. Je m'assieds, de préférence, entre un vieux monsieur et une jeune midinette. Ainsi puis-je connaître des impressions diverses.
Le vieux monsieur n'est jamais d'accord avec la jeune midinette. Il sourit quand elle pleure. Il grogne quand elle voudrait applaudir. Ils n'aiment, d'ailleurs, pas les mêmes parties du programme. Je ne les vois vraiment unis que sous le signe de la musique. Alors, ils s'attendrissent ou s'exaltent au même endroit. Leur âme se fond à la vibration d'une note, au prolongement d'un accord.
Il est, en effet, remarquable que, selon la valeur de son adaptation orchestrale, un film ébranle plus ou moins les nerfs et situe en de diverses atmosphères l'attention du spectateur. Le rythme conjugué de l'image et du son arrive à produire, s'il est d'un rigoureux synchronisme, des effets que ne pourraient atteindre, de leur propre mouvement, le cinéma et la musique. C'est dire qu'un film commande aujourd'hui sa partition, au même titre qu'un drame de la densité de l'Arlésienne exigeait la collaboration d'un Bizet.
Le public y est des plus sensibles, comme j'ai pu souvent le constater. Il ne se contenterait plus maintenant d'une valse de Strauss ou d'un refrain de Mayol, comme avant la guerre (6). Il est, avec le temps, devenu plus difficile. Un programme musical contient couramment des oeuvres de Chopin, de Grieg, de Wagner, de Debussy, de Ravel, qui n'appartenaient jusqu'ici qu'aux grands concerts ou aux récitals. Certaines d'entre elles sembleraient même avoir été conçues dans un esprit cinématique, comme cette Pavane pour une Infante défunte, qui souligne si douloureusement une scène de détresse morale, d'abandon ... (7)
(1) Le cabinet du docteur Caligari (1919), oeuvre emblématique de l'expressionnisme cinématographique : un jeune homme raconte une étrange histoire : celle d'un hypnotiste tenant en son pouvoir une sorte de somnambule auquel il faisait commettre des crimes ...
(2) Dans Le cabinet du docteur Caligari, Werner Krauss incarne l'hypnotiste Caligari. Le somnambule Cesare est interprété par Conrad Veidt.
(3) Les mains d'Orlac (1924) : le pianiste Orlac est victime d'un accident. Il perd ses mains. On lui greffe celles d'un individu qui ne serait rien d'autre qu'un assassin ... Dès lors, Orlac ressent d'étranges pulsions de meurtre, semblant venir des mains maudites ... Orlac est campé par Conrad Veidt.
(4) Léonce Perret, réalisateur de Koenigsmark (1923).
(5) Bruno Walter (1876/1962), chef d'orchestre allemand. La montée du nazisme l'obligera à quitter les pays germaniques pour les Etats-Unis. Il y dirigera notamment le Philharmonic de New-York.
(6) Ici, il ne s'agit pas de Richard Strauss, mais des Strauss qui ont composé maintes valses.
(7) Pavane pour une Infante défunte, musique toute simple, l'une des plus belles de celles qu'a composées Ravel.
Entretien fictif rédigé à partir de passages d'un livre qu'a signé Huguette Duflos, Heures d'actrice (1929. Collection Hédy Sellami. Photo ci-dessus). Nous avons reproduit des extraits de cet ouvrage, avec les seules coupures nécessaires pour les présenter sous forme d'échange et la correction de telle coquille. Nous avons également ajouté les notes explicatives. Rappelons que la comédienne, née en 1887, a quitté ce monde en 1982.
Bref aperçu sur la carrière de l'actrice Huguette Duflos